Politique européenne
Perspectives franco-allemandes sur la communauté politique européenne
La Communauté politique européenne a créé une plateforme de dialogue avec la première réunion qui s'est tenue à Prague le 6 octobre. Les États membres de l'Union européenne peuvent ainsi tendre la main à leurs partenaires d'Europe de l'Est. Cependant, l'Allemagne et la France ont des relations historiques et des visions différentes avec cette région. Face à la guerre en Ukraine, comment un alignement, est-il possible ?
« L'offre a rencontré un besoin », écrivait un analyste français quelques heures après la clôture de la réunion fondatrice de la Communauté politique européenne (6 octobre, Prague). Au départ, pourtant, la proposition présentée par Emmanuel Macron au Parlement européen (9 mai) avait été accueillie avec un certain scepticisme, voire même un net rejet. Beaucoup voyaient dans cette idée « mal ficelée » une tentative française de bloquer l’élargissement de l’UE ou de créer une salle d’attente dans laquelle les candidats à l’adhésion seraient confinées pour l’éternité. Le projet resterait une coquille vide, comme les précédentes initiatives françaises ; sur le plan politique, il ne déboucherait sur rien de concret.
Un nouvel élan pour le processus de paix dans le Caucase du Sud
L’absence de déclaration à l’issue du sommet de la CPE auraient pu en soi confirmer ces réserves. Or, l'importance historique de ce nouveau format ne devrait pas être sous-estimée. Deux images illustrent de manière exemplaire le potentiel d'une initiative dont le père-fondateur est Emmanuel Macron, le déclencheur Vladimir Poutine :
- d'une part, la photo de famille avec 44 chefs et cheffes de gouvernement – un signal fort d'unité et de cohésion envoyé à Moscou
- d'autre part, la photo montrant Emmanuel Macron, Charles Michel et les dirigeants de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan - le Premier ministre Nikol Pachinian et le Président Ilham Aliyev – en train de discuter autour d’une table. Dans le passé, l’Union Européenne avait tenté de jouer à plusieurs reprises un rôle de médiateur entre les deux pays ennemis. Prague a finalement offert une plate-forme pour relancer le processus de paix dans le Caucase du Sud. Il convient toutefois de ne pas oublier que l’Union Européenne a elle aussi ses propres intérêts dans la région. Elle a besoin du pétrole et du gaz de l’Azerbaïdjan et mise pour leur livraison sur un ‘corridor central’ reliant le Caucase à la mer Noire et à la mer Caspienne. La stabilité à la frontière entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan est donc pour elle capitale
Les progrès enregistrés dans le cadre du processus de normalisation des relations entre les pays ennemis doivent certes être considérés avec la plus grande prudence. Néanmoins, la qualité particulière du format porté sur les fonts baptismaux par Macron a permis une coordination qui, au final, pourrait profiter à toute la région, notamment aux relations turco-azerbaïdjanaises. Une rencontre entre le président turc Recep Tayyip Erdoğan et le Premier ministre Nikol Pachinian aurait été difficilement imaginable dans un autre contexte, qui plus est si l’on considère le rôle joué par la Russie dans la région depuis le début des années 1990 et l'attachement de l'Arménie à Moscou.
« Nous partageons un environnement commun, souvent une histoire commune, et nous avons vocation à écrire notre avenir ensemble »
L'Europe comme communauté de destin
Lors de son arrivée à Prague, Emmanuel Macron a parlé d'« intimité stratégique » pour décrire le nouveau format. Le terme n'est pas nouveau et a déjà été utilisé à plusieurs reprises, notamment dans le contexte de sa politique africaine (bien que sous une forme légèrement différente : « l’intimité sécuritaire »). Appliqué à la CPE, l’approche renvoie au sentiment de communauté de destin qui s'est manifesté de façon très marquée dans le contexte de la guerre en Ukraine. « Nous partageons un environnement commun, souvent une histoire commune, et nous avons vocation à écrire notre avenir ensemble », a déclaré Emmanuel Macron à Prague.
L'objectif est désormais de parvenir à une évaluation commune de la situation géopolitique et de développer, sur cette base, des projets dans différents domaines et formats. Le Haut Représentant de l’UE pour les Affaires étrangères, Josep Borrell, a abondé dans son sens. De nos jours, les instruments tels que la politique d'élargissement de l'UE, la politique européenne de voisinage ou le partenariat oriental ne suffisent plus. Seule une Europe élargie peut garantir la sécurité, la stabilité et la prospérité : « Cette réunion est une occasion de rechercher un nouvel ordre de sécurité sans la Russie », a expliqué Borrell.
Sans la Russie et non contre elle ; cette distinction n’aura pas échappé à Emmanuel Macron. Car pour lui, la Russie est et reste une réalité géographique avec laquelle il faudra de toute façon composer. Certes, il s'agit maintenant de faire face à la nouvelle situation géopolitique et de fonder un ordre fonctionnant sans la Russie. Mais une fois la guerre terminée, la question reviendra rapidement sur le tapis, probablement sous l’impulsion de la France. Il est clair pour tous les participants, et notamment pour les Européens de l’Est, que ce sera alors le premier test pour un forum qui se veut avant tout une alliance contre Poutine.
La CPE comme une sorte de Nations unies de l’Europe – un triomphe pour Emmanuel Macron
L'historien britannique Arnold J. Toynbee voit dans l'alternance de défis et de réponses ("challenge and response") une loi de l'histoire. LA CPE s’inscrit dans cette logique. Elle est la réponse à un glissement tectonique sans précédent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le fait qu'il se soit écoulé à peine cinq mois avant qu'elle ne devienne réalité la rend d'autant plus remarquable. Pourtant, une telle évolution n’est pas inédite. Un regard en arrière montre que l’UE est une communauté d’apprentissage, qu’elle apprend des crises et qu'elle a déjà expérimenté de nombreuses solutions ad hoc.
Le plan de sauvetage de l'euro en était une, le plan de relance européen de 2020 une autre. Ces progrès ont pu être pour une large part réalisés grâce au truchement du tandem franco-allemand. La CPE, elle, n'est pas le fruit de consultations franco-allemandes étroites mais plutôt le résultat de la politique de disruption voulue et largement pratiquée par Emmanuel Macron. Sur le fond, elle est un instrument avec lequel la France et l’Allemagne pourraient tout à fait travailler. Elle pourrait leur permettre de rétablir de la confiance que les deux pays ont perdu avant et pendant la guerre vis-à-vis de leurs partenaires de l’Europe de l’Est.
Le cadre de la CPE n'est pas gravé dans le marbre et a été volontairement conçu de manière flexible. C’est aussi ce qu’il a de remarquable. Il est adaptable aux exigences de ses membres et aux circonstances du moment. Pour les Européens de l'Est, c'est une bonne occasion de faire valoir leur perspective.
Dans le sillage de la présidence française de l’UE, le projet de la CPE peut en tout cas être considéré comme un « triomphe » du président Emmanuel Macron en matière de politique européenne, « une sorte de Nations unies de l'Europe », ainsi que l'a décrit le vice-président du groupe parlementaire des libéraux-démocrates FDP, Alexander Graff Lambsdorff, dans une interview accordée au Deutschlandfunk.
Les contours franco-allemands d'une nouvelle politique européenne à l'Est
Il s'agira maintenant pour la France et l'Allemagne de trouver une ligne commune par rapport à cette question. Du fait de la constitution de la Vème République, Emmanuel Macron dispose d’une large marge de manœuvre en matière de politique étrangère. Le chancelier allemand, lui, doit tenir compte de ses partenaires de coalition. Olaf Scholz a certes apporté un soutien clair à la CPE dans son discours de Prague du 29 août 2022, mais l'orientation de la politique russe allemande devra encore faire l'objet d'un accord au sein de la coalition dite tricolore.
C'est là que le chancelier, qui, comme son homologue français, a toujours chercher à dialoguer avec la Russie, se heurte aux Verts et aux Libéraux, qui ne peuvent manifestement plus s'imaginer un ordre européen avec la Russie. Mais la guerre en Ukraine est en même temps une chance pour la CPE de dessiner les contours d'une nouvelle politique européenne de l'Est non seulement avec les membres de l'UE, mais aussi avec des partenaires stratégiques tels que la Grande-Bretagne ou la Turquie. A cette fin, la France et l'Allemagne doivent revoir leurs positions par rapport aux pays de l’Est.
« Nous avons donc le devoir historique, non pas de faire comme on a toujours fait et de dire la seule réponse est l'adhésion, je vous le dis très sincèrement, mais d'ouvrir une réflexion historique à la hauteur des événements que nous sommes en train de vivre sur l'organisation de notre continent »
Le président français avait longtemps misé sur une architecture de sécurité allant de « Lisbonne à Vladivostok ». C’est la raison pour laquelle il avait entretenu un dialogue étroit avec Poutine. Le point culminant avait été atteint devant la conférence des ambassadeurs à Paris (août 2019), lorsqu'il avait annoncé, sans consultation préalable, qu'il fallait donner une option stratégique au président russe et « repenser notre lien avec la Russie, très profondément ».
La guerre contre l'Ukraine a entraîné un profond changement de paradigme et forcé Emmanuel Macron à prendre conscience que la Russie est une pièce qui s'insère difficilement dans l'architecture de sécurité européenne (voir le documentaire télévisé : Un président, l'Europe et la guerre, France 2, 30 juin 2022). Pour Charles de Gaulle, il fallait toujours veiller à adapter ses idées aux circonstances politiques du moment. Le massacre de Boutcha a finalement fait pencher la balance. Après des semaines de réflexion, Emmanuel Macron a procédé à un changement radical de cap : « Nous avons donc le devoir historique, non pas de faire comme on a toujours fait et de dire la seule réponse est l'adhésion, je vous le dis très sincèrement, mais d'ouvrir une réflexion historique à la hauteur des événements que nous sommes en train de vivre sur l'organisation de notre continent », a-t-il déclaré dans son discours du 9 mai devant le Parlement européen à Strasbourg.
Pour l'Allemagne, la guerre en Ukraine ne signifie rien de moins qu'une rupture avec l’Ostpolitik pratiquée jusqu'à présent. Ses principes les plus importants était l'hypothèse selon laquelle la Russie est indispensable pour l'ordre européen. Sur ce point, l'Allemagne et la France ont toujours été alignées. On peut ainsi y voir un fil rouge du ‘concert européen’ du XIXe siècle, dont la Russie faisait naturellement partie, en passant par Bismarck, la politique allemande de l’Est des années 1970, jusqu'au ‘partenariat de modernisation’ du gouvernement fédéral depuis 2008, ainsi que Nord Stream 1 et 2. Ce type de politique ne pouvait qu'échouer face au ‘système Poutine’, qui ne cherchait pas à se moderniser, mais à s'enrichir et à se corrompre. Dans la pensée impériale de Vladimir Poutine, il n'y avait en outre pas de place pour la ‘maison commune européenne’, qui était encore la vision de Mikhail Gorbatchev. Aujourd'hui, la Russie se considère comme une grande puissance eurasienne, un pôle à part entière dans le monde multipolaire.
Une nouvelle politique européenne de l'Est conçue par la France et l'Allemagne doit partir du constat que la ‘clé’ n’est plus à Moscou mais à Kiev. Le soutien économique, politique et militaire à l'Ukraine est la réponse à la destruction de l'ordre sécuritaire européen par la Russie. L’Occident a su montrer sa résistance à travers les compromis qu’elle a trouvèe à chaque nouvelle crise. Cela ne vaut pas seulement pour l'OTAN. Avec ses sanctions, ses livraisons d'armes lourdes et la décision d’accorder à l'Ukraine le statut de candidat à l'adhésion à l'UE, elle a montré qu'elle était capable d’amorcer une réflexion stratégique. Enfin, la CPE pourra constituer le cadre d'une coopération en matière de sécurité avec l'Ukraine. Les contours d'une nouvelle politique européenne se dessinent, ce qui pourrait également inclure d'autres membres de l'ancien partenariat oriental. En effet, la sécurité en Europe s'organise d'abord contre la Russie. Une fois la guerre terminée, il faudra négocier avec la Russie. Dans ce contexte, les expériences de l'ancienne politique de l’Est, notamment en matière de contrôle des armements et d'instauration de la confiance, pourrait être à nouveau utiles.
Landry Charrier est membre associé de l'unité de recherche SIRICE (Identités, relations internationales et civilisations d'Europe) du Centre National de la Recherche Scientifique à l'Université de la Sorbonne à Paris, du Global Governance Institute à Bruxelles et coproducteur du podcast Franko-viel.
Hans-Dieter Heumann a été président de la Bundesakademie für Sicherheitspolitik à Berlin de 2011 à 2015. Ancien ambassadeur, il a été en poste dans les représentations allemandes à New York (ONU), Washington, Moscou et Paris. Au ministère des Affaires étrangères, il a notamment travaillé au sein de l'équipe de direction et de planification. Il a publié des ouvrages sur la politique internationale et européenne ainsi que sur la politique étrangère allemande, le dernier étant "Strategische Diplomatie - Europas Chance in der multipolaren Welt", Paderborn 2020. Heumann est le biographe de Hans-Dietrich Genscher, ministre allemand des Affaires étrangères pendant de nombreuses années.